05 - Le continent sans qualités : des marque-pages dans le livre de l'Europe : Dire vrai sur soi-même : Le livre des aveux

Peter SloterdijkL'invention de l'Europe par les langues et les culturesCollège de FranceAnnée 2023-202405 - Le continent sans qualités : des marque-pages dans le livre de l'Europe : Dire vrai sur soi-même : Le livre des aveux Peter SloterdijkRecteur de l'université des Arts et du Design de Karlsruhe, professeur invité du Collège de FranceRésuméOn compte, parmi les particularités de la culture européenne, la pratique du « dire vrai sur soi-même », exercée depuis le premier christianisme dans les cercles savants. De ce point de vue, il est justifié de qualifier l'Europe de continent autobiographique, et même de continent des aveux. À titre de paradigme, on mentionnera dans cette leçon des auteurs comme Augustin, Pétrarque et Rousseau. L'élément caractéristique de la physionomie de la culture européenne est que les aveux ne sont pas faits privatim et pro domo, mais aussi au nom de l'espèce humaine dans son ensemble. Si l'Europe est devenue la patrie de la psychologie, c'est aussi parce que les moralistes français des XVIIe et XVIIIe siècles, avec leur doctrine de l'amour propre qui pénètre tout, avaient mis en marche la conversion des confessionnaux en scènes littéraires. Aux XIXe et XXe siècles, l'art de l'auto-accusation s'étend pour devenir une critique de la culture. Désormais, ce sont surtout les poètes et les philosophes qui avouent, par délégation de leurs contemporains, les manquements et les aberrations de la civilisation occidentale dans son ensemble.

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La chaire annuelle L'invention de l'Europe par les langues et les cultures a été créée en partenariat avec le ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France).Quelques marque-pages dans le livre de l'EuropeDans son fameux Discours sur la dignité de l'homme (Oratio de hominis dignitate, 1486), le savant de la Renaissance Pic de la Mirandole fait parler ainsi le Créateur du monde, s'adressant à Adam : « Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin qu'en libre (arbitrarius) et honorable (honorarius) sculpteur et façonneur de toi-même (tui ipsius plastes et fictor), tu puisses te façonner (effingas) entièrement selon la forme que tu auras choisie. »Partant du principe que la grandeur culturelle que nous appelons « Europe » peut être conçue par analogie comme une personnalité adamique multiple qui, au cours de son histoire récente, a produit une pluralité d'autoconceptions et d'autostylisations, je voudrais présenter un parcours à travers diverses déclarations de penseurs européens au sujet de l'« essence » de l'Europe, assemblées en un ensemble multiperspectiviste et polyphonique. Comme cet ensemble trouve sa meilleure représentation dans l'image d'une bibliothèque de référence ou d'un outil bibliographique, les systèmes d'énoncés à présenter concernant l'Europe pourraient être considérés comme des livres dans lesquels j'ai inséré un signet ou un marque-page à chaque endroit significatif afin de retrouver plus facilement l'élément important.Je limiterai mon choix à des auteurs du XXe siècle, dont chacun à sa manière s'est montré sensible au fait que l'Europe est en passe de céder à d'autres acteurs son rôle de puissance centrale dans l'histoire mondiale. Tous ces auteurs semblent donner raison à la devise de Kierkegaard selon laquelle la vie est comprise à l'envers tout en étant vécue à l'endroit. En ce qui concerne l'Europe, cela signifie que cet « autre cap » possède un trésor surabondant de compréhension rétrospective, même si l'avenir s'annonce précaire, problématique et même à certains égards menaçant.