08 - Le continent sans qualités : des marque-pages dans le livre de l'Europe : L'objet de haine : De l'hostilité à l'Occident à la leukophobie (1)

Peter SloterdijkL'invention de l'Europe par les langues et les culturesCollège de FranceAnnée 2023-202408 - Le continent sans qualités : des marque-pages dans le livre de l'Europe : L'objet de haine : De l'hostilité à l'Occident à la leukophobie (1)Peter SloterdijkRecteur de l'université des Arts et du Design de Karlsruhe, professeur invité du Collège de FranceRésuméLa leçon de conclusion opère une sélection dans l'immense littérature qui se consacre – sans attendre le XIXe siècle – à la critique de l'Europe dans la vision des non-Européens ou des anti-Européens.Nous trouvons un premier type de réflexion extérieure sur l'« essence » de l'Europe – conçue comme un complexe de peuplades germaniques et romanes – dans la construction d'une opposition inconciliable entre « la Russie et l'Europe » dans la pensée du cofondateur du mouvement panslaviste, Nikolaï J. Danilevski. Dans le portrait que brosse Danilevski (publié à Saint-Petersbourg en 1871), l'Europe présente trois traits essentiels qui la différencient, à son détriment, de son vis-à-vis russe : la cruauté guerrière, la désunion des partis, la déformation mensongère du christianisme vrai par les confessions occidentales. Les idées de Danilevski ont retrouvé une importance politique ces derniers temps, depuis que Vladimir Poutine les revendique pour ses conceptions d'un « espace eurasien » anti-occidental. L'essayiste brésilien et poète Oskar de Adrade présente un deuxième type de réflexion critique à l'égard de l'Europe dans son Manifeste anthropophagique de 1928 ; l'auteur y développe l'idée que la culture colonisée doit « dévorer » le colonisateur au lieu de se laisser consommer par lui. Un troisième type de confrontation avec la théorie et la pratique européennes apparaît dans le projet présenté par le philosophe camerounais Achille Mbembe d'une Critique de la raison nègre, Paris, 2013. Ce texte, dont le titre reprend de manière parodique l'idée kantienne de la « critique », illustre de manière impressionnante le fait que la perception de l'Europe ne peut pas s'arrêter à la réflexion extérieure, mais – au-delà du stade de l'appropriation ou de la « vaccination » anthropophagique – conduit à un déploiement des potentiels d'autocritique que détient la rationalité européenne. Avec la thèse hyperbolique du « devenir-nègre du monde » formulée par Mbembe, celui-ci tente de montrer comment l'économie capitaliste mondiale produit une globalisation de la conditio nigra. Perspective : Au-delà de l'impérialisme et du déclinisme : Une Europe décentrée à l'ère des métamorphoses, qui s'éloigne

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La chaire annuelle L'invention de l'Europe par les langues et les cultures a été créée en partenariat avec le ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France).Quelques marque-pages dans le livre de l'EuropeDans son fameux Discours sur la dignité de l'homme (Oratio de hominis dignitate, 1486), le savant de la Renaissance Pic de la Mirandole fait parler ainsi le Créateur du monde, s'adressant à Adam : « Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin qu'en libre (arbitrarius) et honorable (honorarius) sculpteur et façonneur de toi-même (tui ipsius plastes et fictor), tu puisses te façonner (effingas) entièrement selon la forme que tu auras choisie. »Partant du principe que la grandeur culturelle que nous appelons « Europe » peut être conçue par analogie comme une personnalité adamique multiple qui, au cours de son histoire récente, a produit une pluralité d'autoconceptions et d'autostylisations, je voudrais présenter un parcours à travers diverses déclarations de penseurs européens au sujet de l'« essence » de l'Europe, assemblées en un ensemble multiperspectiviste et polyphonique. Comme cet ensemble trouve sa meilleure représentation dans l'image d'une bibliothèque de référence ou d'un outil bibliographique, les systèmes d'énoncés à présenter concernant l'Europe pourraient être considérés comme des livres dans lesquels j'ai inséré un signet ou un marque-page à chaque endroit significatif afin de retrouver plus facilement l'élément important.Je limiterai mon choix à des auteurs du XXe siècle, dont chacun à sa manière s'est montré sensible au fait que l'Europe est en passe de céder à d'autres acteurs son rôle de puissance centrale dans l'histoire mondiale. Tous ces auteurs semblent donner raison à la devise de Kierkegaard selon laquelle la vie est comprise à l'envers tout en étant vécue à l'endroit. En ce qui concerne l'Europe, cela signifie que cet « autre cap » possède un trésor surabondant de compréhension rétrospective, même si l'avenir s'annonce précaire, problématique et même à certains égards menaçant.